L'argument
A travers un personnage comme Ludwig Mies van Der Rohe, acteur incontournable dans l'urbanisme du siècle
dernier, le devoir de tout sociologue, éducateur, politique et, à plus forte raison, ici, architecte et paysagiste est de
questionner sa responsabilité face aux évolutions qui agitent le monde. Une des principales consiste à prendre
la mesure d'une réalité radicalement complexifiée, depuis les fameuses années 70, fondées sur un « Avenir
Radieux », le progrès en toute chose. La fameuse « crise » que vit l'espèce issue du Néolithique – donc vous et
nous auteurs complices – était inconcevable sérieusement, juste bon pour les diseurs de mauvaise aventure, les
Cassandres. Or la réalité est bel et bien là : de quatre milliards d'habitants vers les années 50/60, nous sommes
7 milliards d'hominiens dont 75 % sont parqués dans les zones urbaines, gérés par les serviteurs du fameux et
inévitable marché mondialisé. Avec les dangers d'autodestruction que tout responsable honnête sait, certes,
mais peut-être avec une chance « mystérieuse » de trouver une issue « genre nouveau ». Les remarques sur la
technique, la transparence et l'art urbanistique de L. Mies van der Rohe, un demi-siècle plus tard, ne pouvaient
pas ne pas être posées.
L'extrait
Mies, Aix-la-Chapelle, 2011 « Pardonnez mes offenses, et que ceux qui veulent ou peuvent survivre dans les
cités dortoirs que j'ai malencontreusement contribué à structurer réfléchissent avec ce qui leur reste de cerveau
pour s'inventer une nouvelle fiction sacrée moins affolée que celle qui engloutit le monde, une fiction plus
artisanale ! » « Oui, Je confesse ce rêve : qu'incapable de dire un art, de commettre une œuvre assez spirituelle,
cette fuite dans la suite numérique est en train – ne sait-on jamais – d'arracher les masques de l'humain épuisé,
le laissant nu au milieu de ses débris, obscène dans sa transparence. Et que, prenant conscience de cette
obscénité, y retrouvant négativement son avidité de jouir et sa crainte de souffrir, les corps se mettraient à freiner
des quatre fers ? Parti-pris ? Qu'il retrouverait en quelque sorte le corps à partir de l'inversion des valeurs issues
de sa volonté de puissance technologique – la sphère originaire du sensible ? » « Pourtant j’y ai cru, car n’est-ce
pas dans les régions les plus rudes, désertiques, vides que le mystère primitif, qui porte en lui toute sa naturelle
empathie, s’exprime avec le plus d’acuité ? J’ai voulu élever notre niveau de conscience et de perception. J’ai
voulu nous ouvrir, nous rendre présent à notre mystérieuse origine, à notre dasein. Je me suis complètement
planté. Je voulais une spiritualité fondamentale et absolue, qui découle d’une base purement phénoménologique,
c’était un peu trop en demander. Il doit y avoir dix personnes sur terre que ça intéresse toute cette histoire, et j’ai
traumatisé tous les autres. Je suis de moins en moins certain que le less du "less is more" soit comme la somme
des plus. Peu, n’est-ce pas trop finalement? Mon dieu, dites-moi, qu’en pensez-vous ? Less was too much? ».
La Préface
Transcendance de Mies Van de Rohe
Chaque fois que l’on me demande d’écrire la préface d’un ouvrage sur l’architecture, après avoir lu la motivation
de l’auteur, je ne peux m’empêcher de me demander le pourquoi et le comment de cette désignation.
Aussi par voie de conséquence, je souhaite donner au lecteur quelques points d’histoire qui légitimeraient mon
rôle d’introducteur du travail de Benjamin Loiseau et John Gelder.
En fait, il s’agit des deux projets que j’ai réalisés en 1959 et 1962 sous l’influence totale, par revue interposée, de
Mies Van der Rohe.
Mais je préfère replacer à la fin de l’ouvrage après le « vrai-faux » testament, ces deux exemples qui symbolisent
une des parties fondamentales du livre, celle de la nécessité absolue d’évolution de l’idée théorique de base lui
permettant ainsi de survivre et de prospérer.
Mais revenons donc au livre. Avant tout, il faut féliciter les auteurs pour la qualité du travail d’archives, puis
reconnaître la force de l’analyse qui, au lieu de se contenter des dates, creusent des sillons dans le récit des
rencontres et des compétitions, particulièrement dans la richesse des contacts avec la pensée philosophique du
moment en les inscrivant dans le déroulement du temps.
Même si cette situation alourdit un peu la lecture, elle l’éclaire tellement violemment que l’on voit les évènements
plutôt qu’on ne les lit: on les vit.
A fortiori la même technique de compagnonnage entre architectes, qu’il soit en phase ou non, mis en parallèle
avec l’histoire de l’architecture et l’évolution de la pensée en des termes souvent difficiles à cause de l’époque,
enrichit encore le débat en nous donnant toutes les clés pour parvenir à ce testament final plus vrai que vrai, qui
charrie des tonnes d’émotions diverses, qui nous prend aux tripes par la confession sans retenue d’un homme
réputé intègre, éminent et responsable (comme il le regrette), de l’usage néfaste qu’ ont fait tous les architectes
de son travail et ce dès l’affirmation de son autorité aux Amériques.
C’est là, je vous prie de m’en excuser, que se situe mon intervention personnelle, petite par rapport à l’œuvre de
cet homme immense, mais significative au regard de certains points extrêmement violents, dans les regrets
éternels et les excuses incroyables que les auteurs font prononcer à Mies.
En 1959, André Bloc, éditeur-créateur de la revue mondiale « L’Architecture d’Aujourd’hui » lui-même ingénieur,
peintre et sculpteur, me propose de réaliser pour lui une petite maison sur des rochers au sommet du Cap
d’Antibes. Après plusieurs esquisses audacieuses et refusées, la sentence est tombée ; Bloc, qui venait d’éditer
un magnifique numéro spécial sur Mies Van de Rohe, Bloc, tétanisé pourrait-on dire par son propre travail
d’éditeur, me dit : « Nous allons faire du Mies, mais en le renouvelant ! » Renouveler un tel maître, tout en
gardant la discipline d’origine qui habitait tout son travail m’a semblé, sur le coup, dangereux, voire impossible et
même inapproprié ! Cependant nous y sommes arrivés en intégrant deux ou trois éléments contradictoires qui au
lieu de n’être que détails ou fantaisies, prenaient le pas sur l’expression d’ensemble et réactivaient l’héritage.
Trois ans après, nous renouvelions l’expérience, de façon bien plus lisible, avec « La Fondation Avicenne » à la
Cité Internationale Universitaire de Paris, un bâtiment de dix étages suspendu à trois portiques impressionnants.
Là aussi un « élément baroque », l’escalier détaché et décalé, prenait le pas sur la rigueur de Mies tout en
conservant la discipline de l’ossature.
Il me faut préciser que cette contradiction interne volontaire, loin de créer désordre, incompréhension voire crime
ou attentat à la pudeur architecturale a été saluée par les autorités de la Culture, par une inscription
aux « Monuments Historiques ».
Voici ma justification à l’écriture de cette préface, car non seulement notre travail a été en quelque sorte
sacralisé, mais bien parce que, ce faisant, ce travail ouvre une voie nouvelle en phase avec la pensée de Mies,
celle qu’il voulait évolutive comme TOUT CE LIVRE LE PROUVE. Cet essai s’oppose à tous les théoriciens et
critiques qui, en glorifiant Mies sans nuances, sans comprendre son appel à l’évolution, l’ont cadenassé pour la
vie et pour l’au-delà.
Si on revient au livre de Benjamin Loiseau et de John Gelder, à chaque chapitre, à chaque page, on voit se
débattre Mies avec ses confrères, avec les groupes modernes, avec le Bauhaus, avec tous les philosophes, et
même avec les traces indélébiles de sa naissance, pour évoluer, pour aller au-delà de sa propre rigueur, pour
changer de registre sur ce qu’on attend de lui.
Je suis fou de joie de l’éclat de son testament, de cette repentance vis-à-vis des gestes qui l’ont emprisonné et je
me félicite d’avoir par deux fois avec André Bloc soulevé la pierre tombale et donné à Mies un tout petit peu de
l’oxygène qu’il mérite.
Pourquoi écrire « Less is more » alors que les auteurs, avec un culot et un respect total, affirment qu’il faut pour
contenter le Maitre, plutôt écrire : « Less is too much ! » ?
Claude Parent
1er Octobre 2011
Données techniques
Benjamin Loiseau et John Gelder
Less is too much ?
Vertige du vide chez Ludwig Mies van der Rohe et prolégomènes insurrectionnels urbains
Architecture
Collection Portes
135 pages
Parution juin 2012
20
euros
ISBN : 978-2-919483-04-4
ISNN : 2261-1142
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Vidéo tournée à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine à Paris
Réalisation : Stéphane Arnoux